jeudi 15 mars 2018

Mes années ORTF : 1973-1975

Mon aventure médiatico-journalistique commence en 1973. Les couloirs de la Maison de la radio me conduiront dans les impasses de l'ORTF, deux ans avant son éclatement.


1973-1975 : étudiant à Paris VII en Sciences
de l'Information et de la Communication
C'est grâce à Bernard Cuau (1935-1995), l'un de mes professeurs d'université (rédacteur en chef du service photo au Nouvel Observateur et membre de la rédaction des Temps Modernes), que j'ai décidé de changer d'orientation, passant de la physique-chimie aux sciences de l'information !
Son passionnant cours de cinéma m'a ouvert les yeux sur le monde du côté de la Cinémathèque, avec Eisenstein, Dziga Vertov et l'expressionnisme allemand de Murnau.
Cherchant un "job étudiant", il me parla de la possibilité d'effectuer des stages à l'ORTFle service public de l’époque.

Rendez-vous pris dans un bureau du 5e étage de la Maison de la Radio, quai Kennedy, l'on me demanda simplement si je savais "taper à la machine à écrire". Par chance, j'avais appris par moi-même sur une vieille Remington...

A Courbevoie, le centre Inter TV (INA)
Début mai 1973, à 20 ans, sans autre viatique, je suis affecté à Inter TV. (voir la vidéo de l'INA à partir de 15.37)

La rédaction, centre de production autonome, se trouvait à Courbevoiedans une grande villa.
L'agence d'images, alors dirigée par Guy Bernèdeancien responsable de la création des télévisions d'Afrique francophone, dépendait de la direction des Affaires Extérieures et de la Coopération (DAEC) de l'ORTF. 

Domicilié au sud de Paris, à Bourg-la-Reine, il me fallait deux bonnes heures de métro, aller-retour, pour rejoindre le pont de Levallois, tout au nord.

Heureusement, Inter TV déménagea l'année suivante, au centre Brossolette, rue de l'Université à Paris.
Pour éviter ce long trajet, j'avais loué une chambre de bonne, avec toilettes sur le palier, sous les toits d'un immeuble cossu de la rue Jeanne-Hachette, derrière la mairie du XVe. 

Philippe Gildas,
dans les années 70 (INA)

L’été 1974, j’y recevrai Philippe Gildas, alors rédacteur en chef à France Inter. 
Il me livre un lourd magnétophone à bandes pour décrypter ses interviews du reporter de guerre Jean-François Chauvel. Quelques mois plus tard, le livre « A rebrousse-poil » paraîtra chez Olivier Orban.  

Les programmes réalisés par Inter TV (actualités et magazines), étaient vendus aux télévisions étrangères. Diffusés aux quatre coins du monde, les commentaires bénéficiaient de traductions en anglais, arabe et espagnol. 
Une sorte de « voix de la France » bien avant France 24, lancée fin 2005... 

En ce temps là, les caméras n'étaient pas numériques ! 
Les films 16 mm étaient développés sur place, montés et synchronisés en auditorium. 
Des dizaines de copies « kinescopées » partaient par avion…
Mon rôle consistait à rédiger un résumé de quelques lignes, accompagnant chaque bobine dans sa boite métallique ! J'avais aussi pour mission de transmettre par télex les demandes de reportages aux correspondants en Afrique (parmi les plus actifs : Jacques Abouchar, futur otage en Afghanistan en 1984, Jean-Loup Demigneux, directeur de la rédaction de France 2 en 1996, etc...)

Première apparition télé d'Arlette
Chabot  le 21 octobre 1978 (INA)
Dans cette rédaction, j’avais repéré la grande timide Arlette Chabot
La jeune débutante de 22 ans, roulait alors en coupé Peugeot décapotable...
Arlette, qui rejoindra France Inter en 1974, n’imaginait sûrement pas qu'un jour, elle déstabiliserait  Jacques Chirac en lui posant la question devenue culte sur l'issue de sa candidature à la présidentielle de 1995…
Directrice générale adjointe, chargée de l'information sur France 2, de 2004 à 2010, poussée vers la sortie en 2011, elle rebondira à la direction de la rédaction d'Europe 1
"Débarquée" en 2012, elle réapparait en 2013 sur LCI et succède en 2015 à Michel Field  (promu directeur de l'information à France Télévisions, il sera poussé à la démission en mai 2017) pour présenter "Politiquement Show". Elle officie toujours dans le créneau 17-18 h avec "Le Débat", participe aussi aux "partis pris" de 24 h Pujadas, et assure une chronique à Sud Radio.

Arlette Chabot a-t-elle été virée de son poste à France
 Télévisions à la demande de Sarkozy ? Lire ICI
D’autres journalistes talentueux exerçaient dans l’équipe d’Inter TV, encadrée par Gérard Morin (futur directeur de FR3 Nice Côte d’Azur en 1977, puis directeur régional à Toulouse en 1983) et Richard Hartzer (délégué SNJ chargé des dossiers des journalistes lors de la liquidation de l’ORTF) : Jean-Charles Deniau (futur documentariste), Fernand Divol, reporter d'images, Catherine Grandmougin, Francisco Nunez, Claude Boulanger (qui me fera connaître le journaliste-historien de Paris Francis Cover (1913-1975) peu de temps avant sa mortet le cinéaste Jacques Tati aux studios de Billancourt, lors du tournage de son dernier film Parade)...

DE DESK EN DESK

L'aventure commença à la Maison de la Radio (dr)
Pour compléter mes revenus, je collaborais aux  desks des radios de l'ORTF : le fameux "bocal". 
Un univers feutré, au troisième étage de la "Maison ronde".
L’ordinateur encore inconnu des rédactions, c’est à la main que l’on triait les dépêches d’agences de presse (AFP, ACP, AP, Reuters, météo, courses hippiques). 
Elles tombaient à jet continu 24 h sur 24, sur de bruyants téléscripteurs qui chauffaient dans des locaux exigus (pour avoir une idée de l'ambiance, voir le reportage de Georges de Caunes à l'AFP).
Une fois les dépêches triées, la course s’engageait dans les couloirs pour alimenter au plus vite chefs de service et présentateurs avides.  

Reportage à l'AFP (INA)
L’ORTF accordait alors à ses « petites mains » de faux statuts de « conseiller artistique », « chroniqueur », ou "employé de presse", payés en numéraire :
51 Francs (8 € d'aujourd'hui) pour 8 heures à Inter TV, 70,92 F. (11,15 €) sur la 1re chaîne, 90 F. (14,15 €) à la radio, 109,60 F. (un peu plus de 17 €) sur Antenne 2
C'était bien payé pour un SMIC horaire de 5,40 F à cette époque.
Il fallait monter au bureau des cachets pour toucher son argent...

Georges Slavicek
France Culture, où l’actualité avait été introduite en 1970 par Robert West, je faisais équipe avec l'attachant Jiri Slavicek (décédé en mars 2011 à 68 ans). 
Georges, son prénom francisé, était arrivé en France, en 1968, avant l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes. 
Sa voix radiophonique était particulièrement appréciée des auditeurs de Radio Free Europe
Phrases sans ponctuation à la Proust, rire sarcastique, celui qui arrivait toujours essoufflé, dans sa gabardine trop grande, s'excusait de son imparable "Je suis en retard". Quel adorable confrère ! 
Son humour slave, sa culture, sa liberté d'esprit, apportaient un supplément d'âme à la froideur des couloirs de la "maison ronde". 
Et nous partions refaire le monde au Palais de la Bière !
Après minuit, un taxi (conduit par un vieux russe blanc) nous reconduisait à domicile...

J'ai aussi beaucoup appris aux côtés de journalistes, débutants ou confirmés, comme Alain Baron (actuel directeur de Radio Notre Dame)Gabriel Mérétik spécialiste de la Pologne, Guy Laval, Francisque Oeschger (CFJ 1974)Dominique Souchier qui portait alors le pseudo de Dominique BlancDominique Trinquet (fondateur en 1987 de l’Institut d’Etudes de la Désinformation)… 
France Inter, où régnait Yves Mourousi et son "Inter Actualité Magazine", on "moulinait" l’actu toutes les heures avec trois grandes voix : Patrice Bertin, Jacques Chabotet Ralph Pintoavec Jean-Louis Courleux (décédé en 2016), comme chef de desk, secondé par des journalistes tchèques, anciens réfugiés politiques. 

En fin de service de nuit, plus calme de 22 h à 6 h du matin, j'allais prendre un crème au café des « Ondes », et il m'arrivait d'aller dormir quelques heures sur un banc au pied de la statue de la Liberté, pont de Grenelle. La nuit la plus mémorable sera celle du 9 août 1974, lors de la démission du président américain Richard Nixon

Après Inter TV, direction le 13-15 rue Cognacq-Jay
berceau historique de la télévision (dr)
J’effectuais le même type de service pour les JT des Première et Deuxième chaînes dans les studios historiques de la télévision rue Cognacq-Jay.
J'alimentais en dépêches les bureaux de Jean-Pierre Elkabach et Jean-Claude Héberlé. 
Dans les couloirs on croisait Roger Couderc ou Michel Denisot, un débutant qui fera carrière...
Sur le plateau du sacro-saint 20 heures, il fallait surveiller le fil AFP, depuis une cabine insonorisée. Au cas où, on glissait le "flash" important sur le bureau du présentateur. L’oreillette n’existait pas encore !
Léon Zitrone, présentateur vedette, aimait dire : " A l'instant même, on me tend une dépêche... Je cite..."
J'ai croisé d'autres présentateurs comme Jean-Michel Desjeunes (qui se suicida à 36 ans en 1979), Philippe Harrouard, Jean Lanzy (décédé en 2018), Bernard Rapp (décédé en 2006), Jean-Marie Cavada, Patrick Poivre d’Arvor qui prenait son repas à la cantine... Il m'arrivait aussi d'aller boire un verre de vin blanc avec un fromage de chèvre au "Sancerre" avenue Rapp.

Encore étudiant, j'ignorais alors que ma vie professionnelle serait liée au journalisme. Pourtant, plusieurs signes annonciateurs me poussèrent au coeur de cette aventure.
Fin 1970, j'avais manifesté contre le procès des nationalistes basques à Burgos et la répression de Franco. 
En décembre 1971, j'avais apprécié le fameux "Messieurs les censeurs bonsoir !" de l'écrivain Maurice Clavel face au ministre Jean Royer. L'élan lyrique de l'écrivain, chroniqueur du Nouvel Observateur, contre la censure allait m'ouvrir les portes d'une période "maoïste" !
Le journal maoïste de 1971 à 1973

J'avais également été sensibilisé aux violences policières dans "l'affaire Jaubert" après avoir été attiré un moment par le surréalisme des activistes de "Tout", du Mouvement VLR (Vive la Révolution) conduit par Takis Candelis, alors agitateur en salopette au lycée Rodin... futur directeur général adjoint de TF1...
Mettant à profit mes connaissances en chimie, j'ai fabriqué des cocktails Molotov dans un bureau désaffecté de Jussieu et j'ai diffusé La Cause du Peuple à la porte de la fac !
Il m'est même arrivé d'aller aider faire des paquets de journaux à l'imprimerie Roto Technic Offset d'Aubervilliers. 
Ils étaient ramenés au local du passage Dieu (20e) dans la 4L bleue de Rédith Estenne, la première épouse d'Alain Geismar, ancien leader de Mai 68 devenu dirigeant de la Gauche Prolétarienne, qui rejoindra le parti socialiste en 1986. 
Alors que la mort du militant Pierre Overney, en février 1972, abattu par un vigile de la régie Renault, enflammait les esprits, Geismar sifflera l'année suivante la fin de cette posture révolutionnaire de l'extrême gauche qui passait de la rubrique "Agitation" du Monde aux dérives violentes d'Action Directe. 

De 1971 à 1973, mes "camarades" de la CDP et du Secours Rouge, s'appelaient Cloud, Bénédicte, Blandine, Moustache, André Landau, Christian Riss, Gilbert Castro, André GlucksmannJacques Darmon (futur médecin qui sera inquiété plus tard lors des poursuites engagées contre Action Directe),  la journaliste Michèle Manceaux, Sorj Chalandon, futur grand reporter, prix Albert-Londres 1988, et écrivain à succès.
L'été 1972, j'ai participé aux moissons sur le plateau du Larzac, aux côtés de Frédéric Joignot, alias Fredo, alors responsable du Front de la Jeunesse, et futur journaliste du Monde.

Premier numéro de Libération :
le 5 février 1973
Fin 1972, début 1973, au sein des premiers comités Libération, prémisses du lancement du quotidien éponyme dans ses locaux de la rue Dussoubs, puis au 14 rue de Bretagne (3e), et de l'APL (Agence de presse Libération) j'ai compté parmi les jeunes militants opposés à l'autoritarisme de Serge July et de Benny Lévy (qui reviendra plus tard à la tradition juive) qui me convoqua même pour une séance d'autocritique, en présence d'une militante prénommée Nicole. 
Nous n'étions que quelques uns à dénoncer les mécanismes autoritaires et l'imposture d'un faux journal du peuple lors de l'AG des comités Libération du 21 mars 1973 : le journaliste sportif Alain Leiblanc (qui fera ensuite carrière dans la communication à l'UEFA et la FIFA), Robert Aarsse (qui deviendra diplomate néerlandais et député européen Vert en 2014), Jean-Louis Gangneux, étudiant en maths et socio à Paris VII, Jacqueline Koutouzof, Catherine Humblot, Yves Hardy... 

Nous avons préféré quitter cette voie étriquée et personnellement, je n'avais jamais accepté 
l'engagement pro-palestinien forcené de l'organisation maoïste. 
Après la guerre du Kippour d'octobre 1973, cela choquait fortement ma conscience de petit-fils d'immigrés juifs ayant quitté en 1904 les pogroms antisémites d'Ukraine et de Moldavie, pour se réfugier en Turquie et finalement en France, à Marseille puis Paris, où ils obtinrent la nationalité française en 1927, avant d'échapper à la Shoah

Ma première leçon d'éthique journalistique, je l'ai vécue en participant à une action militante décidée spontanément.
Nous étions quelques étudiants et maîtres assistants à partir à l'assaut contre la dérive de Combat - le quotidien issu de la Résistance - qui, quelques mois avant sa disparition, accepta de publier une publicité d'un mouvement d'extrême-droite !
Combat : la Une du dernier numéro daté du 30 août 1974
Nous fûmes reçus par son dernier rédacteur en chef Jean-Pierre Farkas, (futur directeur de l'information de Radio France), dépité d'en être arrivé là.
Le 15 juillet 1974, le directeur de la publication Henri Smadja se suicide...

Après avoir rompu, en 1974, avec les équipes militantes, je participe aux réflexions éditoriales de la revue Interférences, créée en 1975 par Antoine Lefébure, futur responsable en 1980 des nouvelles technologies, au groupe Havas.
Fin 1974, avec Jiri Slavicek, nous approchons l'équipe du quotidien L'Imprévu pour lui proposer nos services. Mais l'éphémère journal lancé par l'écrivain Michel Butel et Bernard-Henri Lévy cessera d'exister après seulement onze parutions !

En février 1975, après l'éclatement de l'ORTF, je cesse mes collaborations aux desks, contraint et forcé. 
Un courrier de Michel Péricard (1929-1999) (reproduit ci-contre), alors directeur de l'information de Radio France, indique déjà le vrai sens de la réforme : 

Il vous a été indiqué que nous étions dans l'obligation de nous défaire de votre collaboration à la suite d'une réorganisation des rédactions, en vue d'en réduire les charges "...
Je préfère alors quitter Paris pour vivre autre chose et débuter réellement ma vie professionnelle dans la presse écrite régionale.


TOUTE L'ACTU DES GROUPES DE PRESSE ET D'AUDIOVISUEL

Une bonne connaissance de l’actualité des médias  est indispensable pour celles et ceux qui veulent devenir journalistes.   Le contexte de p...